cette petite fête improvisée m'a renvoyé à un texte ancien, que j'avais envie de crier jadis...
Photographie par Milfred Persimorel (retouchée par le studio de l'ODA)
Comment peut-on commencer à écrire ce genre de choses ?
Se placer loin dans l’échelle du temps ? Repère facile et parfois fragile, rattraper ses souvenirs, vite avant qu’ils ne meurent dans les méandres de notre mémoire…
Alors me voilà dans une voiture avec toi, petit gars qui devenait un homme, enfin, un militaire surtout, parce que c’est bien connu ;c’est en faisant son armée qu’on devient un mâle, un vrai, un dur, un être de roc…
J’avais souvent entendu ça et n’ayant pas fait mon armée comme toi tu t’apprêtais à la faire, je n’étais qu’une tarlouze aux yeux du monde…
Mais c’était pas le genre de bazar avec lequel je m’encombrais l’esprit, j’avais autre chose de mieux à l’époque, une désespérance chronique et le plus souvent préfabriquée, alors, j’étais le même héros sans envergure, un « brûle-pétrole » dans la nuit, parce que j’en faisais des bornes à l’époque, inutilement, pour sauver le monde… et j’ai pas sauvé grand monde, dépanné deux trois auto-stoppeuses qui ne sont évidemment pas tombées amoureuses de moi !..
Alors ce soir d’hiver, ça devait être l’hiver si je me souviens bien, en tout cas il ne faisait plus jour malgré l’heure pas trop avancée, vingt heures ou quelque chose dans le genre, je ne sais plus, mais on a roulé vers ta caserne mon gars, t’étais presqu’aviateur ! C’est à Villacoublay et la route de la base devenait de plus en plus étroite jusqu’au moment où on s’est rendu compte qu’il n’y avait que les gens qui devaient s’y rendre qui ne pouvaient qu’être là ! T’es devenu silencieux, mais ça faisait un paquet de minutes que ça durait, je disais plus rien non plus, je crois qu’on a arrêté de dire des conneries quand on s’approchait bien violemment du moment où t’allais abandonner l’enfance et l’adolescence d’un coup, comme ça, dans cette putain de caserne qui se faisait sentir, déjà, au loin, subrepticement !.. Non, t’as plus rien dit, tu regardais droit devant toi, tu devais avoir plein d’images dans la tête, on était que tous les deux alors que l’année d’avant, on était toute la bande pour accompagner le Borie à la gare quand il allait partir dans l’Est…
Non, ce soir-là, on était que deux ritals, enfin toi t’allais devenir français du coup, après une année passée au garde à vous…
…Ta maman est partie au ciel parce qu’elle avait trop mal, mais maintenant, elle n’a plus mal car elle a rencontré des anges…
On a vu le poste de garde, une lumière faiblarde éclairait le connard qui se gelait les couilles et ça devait bien le faire chier car il a pas attendu dix secondes avant de me crier à la gueule que je devais foutre le camp de là ! J’ai beau eu lui dire que j’accompagnais mon bidasse de filleul, mais ça n’a servi à rien !
J’ai alors commencé ma manœuvre pour faire demi-tour et je t’ai regardé comme ça, à la volée et j’ai vu des larmes qui sortaient de tes yeux !
Putain, je crois bien que je ne t’avais jamais vu pleurer ! Ca m’a fait quelque chose ! Tu devais être bien à mal pour que tu laisses ta flotte salée sortir de tes yeux, et elle devait être bien salée depuis le temps que ça marinait derrière tes paupières ! Voilà, j’avais vu tes larmes pour la première fois et je croyais bien que j’en reverrais jamais d’autres, mais je m’en foutais pas mal, je courais pas après ça, mais t’avais lâché ta pudeur devant moi, le parrain que j’étais redevenu, l’espace d’un soir, et j’ai joué le rôle que tu voulais me voir jouer !…
Mais elle reviendra quand maman ?
Et puis je suis rentré, seul, j'ai même pas pu rester un peu devant cette grille aussi sinistre que celle d'une prison, non j'ai pas pu à cause de l'autre enfoiré de garde!...
J’ai beaucoup roulé ce soir-là, je voulais sauver la planète mais elle devait être bien déserte, j’ai vu personne, même les rares bagnoles que j’ai croisées n’avaient pas de conducteur, la vie s’était barrée quelque part, peut-être avec toi, sur tes épaules…
mais elle reviendra pas maman, elle est partie au ciel parce qu’elle avait mal !
Après ça s’est bien arrangé, t’es revenu et on a fait les cons, souvent, avec d’autres, puis avec d’autres encore, mais à la fin c’étaient plus les mêmes cons, on avait chacun les nôtres et ça pouvait plus trop se mélanger, on les aimait quand même, on était tous des chiens de galères.
On a eu plein d’histoires, enfin moi j’en ai eu plus mais j’en suis pas trop fier, fallait passer par là, faut croire…
Et toi t’en as eu une aussi, on n’y croyait plus avec les autres, tes vrais potes, ceux de la rue Paul Lafargue, les vieux de la vieille , mais c’est tombé à l’eau, ça s’est fracassé comme souvent les histoires d’amour ;avec plein d’éclats de verres qui restent plantés dans le cœur et qui font encore plus mal quand on essaie de les enlever …
T’es venu à la maison, mal comme on sait être mal dans ces cas-là, mais t’as pas pleuré, t’avais juste une haine pour l’humanité entière, surtout pour l’autre sexe en fait, j’ai essayé de te faire entendre raison mais t’as rien voulu savoir, tu t’es barré sans me traiter de connard, mais je t’ai entendu penser…
Mais toi aussi t’avais mal à la jambe l’autre jour et t’as pas été au ciel !
Le temps est passé, tout s’est arrangé et un beau soir, je me suis arrêté chez toi, dans ta maison qui n’en finissait pas d’être en travaux, mais ça ne me gênait plus, je savais que t’allais t’y remettre un jour et que t’allais bosser comme une âne, voûté et patient comme un moine tibétain…
Je faisais parti de la longue file de copains qui passait prendre un verre chez toi, parce que je savais que t’avais toujours un coup à boire et que j’avais besoin de me laver le cerveau souvent…
Mais un soir, j’ai frappé, je suis rentré presqu’aussitôt après mais t’étais pas là, pas dans la cuisine, j’ai pensé que t’étais encore sur le trône en train d’apprendre l’Equipe par cœur mais j’ai entendu comme une agitation dans ta chambre et t’es apparu en vrac, un peu gêné, mal à l’aise, comme pris sur le vif, j’ai rien compris jusqu’au moment où j’ai vu sortir la copine que tu nous avais présentée comme collègue de travail quelques semaines plus tôt à l’occasion d’une fête.
J’étais arrivé au mauvais moment, mais on a bien rigolé, il n’y avait plus rien à dire ! C’est comme ça que j’ai compris…
Elle était d’Orléans dis donc ! Et moi qui venais de me faire jeter par une nana qui venait d’Orléans ! C’est marrant la vie, même si tu fais tout pour oublier des choses, ben en fait ça sert à rien, le hasard (mais peut-on appeler ça du hasard ?) te remet dare-dare un truc qui te fera péter tes souvenirs à la gueule et c’est le plus souvent des sales trucs, pas des choses sympas, non c’est plutôt toujours assez glauque, c’est peut-être parce qu’on se souvient plus longtemps des sales histoires de notre vie, je sais pas, pour moi ça marche comme ça, mais bon… Un soir elle m’avait invité à venir dîner chez elle, t’étais pas encore arrivé, tu finissais vers vingt heures, on a parlé un peu pour faire connaissance, je l’ai trouvée très cool et t’es apparu après une longue journée de boulot et après un ou deux verres de whisky, ça allait bien pour moi, j’étais en parfaite harmonie avec la planète, j’avais enterré la hache de guerre, t’étais bien aussi, t’as même trouvé que je jouais bien de la guitare alors que t’avais passé dix ans à tenter de me faire changer de délire ! c’est dire qu’on était bien pour pas s’engueuler en parlant de musique !
-oui mais maman elle avait vraiment un très gros bobo et pour plus qu’elle ait mal, les anges l’ont emmenée avec eux pour la faire dormir sur les nuages.
il n'a pas été seul ce soir là, ce soir de décembre où tous ensemble, nous, sa famille, ses amis, avons fait en sorte d'effacer pour un soir, onze ans de solitude...